LA DEFERENCE RENDUE AUX HABITANTES
Si le premier contact des dernières photographies de Lucie Belarbi m’a immédiatement fait comprendre leur économie corporelle et leur intensité, j’ai été questionné par le titre de la série Les habitantes que je trouvais un peu trop généraliste. En me rendant sur son site j’ai constaté qu’une plus récente série en cours s’intitulait La maison brûle, journal d’un confinement.
A la confluence des deux ensembles j’ai repensé que Richard Conte en 2007 avait produit une série d’expositions et une publication aux éditions de la Sorbonne :« Qu’est ce que l’art domestique ?». Il y approche les rapports anthropologiques et historiques que les femmes entretiennent avec la maison, à l’opposition de la domination masculine et en cohérence avec la complexité que les architectes et designers apportent dans la construction d’un habitat individuel. Il en écrit : « C’est aussi que l’habitat, en tant que volume enveloppant, a son charme, son intimité, sa privauté. » Elles venaient donc de cet héritage artistique ces habitantes.
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A revoir la série à l’aune de ce concept on peut constater que les images d’intérieur y sont aussi nombreuses que les vues citadines. Une ou deux images sans présence humaine de modèle font pendant à des images de seuil. Dans ces dernières notre imaginaire se nourrit d’une action à venir, même si la gestuelle s’encombre d’objets qui retardent le franchissement, ou si le corps heurte (mais pourquoi) un poteau juste avant la porte. Le suspens s’affirme encore en haut d’un escalier dont on ne devine pas vers quel tréfonds il conduit ou en haut d’un balcon pour quelle attente ou rencontre.
D’un point de vue sociologique il est par contre aisé d’attribuer à chaque modèle des fonctions au coeur de la maison, assistante ménagère, employée en télé-travail , musicienne, mère au foyer, femme de ménage, mais aussi d’autres occupations telles sportive ou danseuse. Mais ce ne sont clairement pas des portraits, d’ailleurs Lucie Belarbi revendique lors de l’éditing l’exclusion des visages, du fait de ce choix radical les figures féminines deviennent génériques, comme les variantes d’un même corps collectif et anonyme.
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Dès lors notre approche se doit d’être plus physique. Dans l’activité technique du corps on distingue la dynamique de la gestuelle et la stabilité de la posture. Rappelons en l’origine : posture » vient du latin positura, dérivé de positum, participe passé de ponere : placer, poser et sa définition « une attitude particulière du corps adapté à une situation ». Cela correspond justement au lent protocole d’élaboration des oeuvres dans les allers retours entre l’observation, les dessins préparatoires, la collaboration avec les modèles et leur inscription dans un réel qui les cerne. La question de la posture ne peut ainsi se penser que dans le cadre d’un espace socialisé, ou en référence à une danse … des postures.
Dans les photos les objets et dispositifs sont nombreux, porte, rampe de balcon, casiers, murets, tables, murs … Autant de supports répondant aux appuis en dan-se renvoyant aux différentes surfaces possibles du corps permettant de soutenir le poids. Dos, pieds, tête, genoux, avant-bras permettent de donner tout le poids de son corps à un endroit. Cela correspond aux images où le modèle reste seule dans le cadre. Dans les plus rares images avec deux protagonistes on assiste à un phénomène de tension où le tonus impulse un transfert déplaçant le poids d’un corps à l’autre.
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Seules ou en duo ses modèles sont sujettes à la force de la gravité universelle. La chorégraphe américaine Doris Humphrey a construit sa danse autour de l’opposition fall/recovery , chuter et se ressaisir. Elle déclarait « Le mouvement est un arc tendu entre deux morts. » Si les modèles de Lucie Belarbi luttent aussi par leur action domestique contre le déséquilibre, leur tension s’établirait plutôt entre deux moments de vie.Elles répondraient plus exactement à la définition de Georges Didi-Hubermann « Le danseur est donc aussi le géomètre immédiat de son corps en mouvement. »(1)
La nouvelle danse française des années 1980, derrière Dominique Bagout notamment, nous a familiarisé avec des corps de nouveau quotidiens, de ceux qui rompent la barrière de l’intime, pariant sur le mouvement le plus vivant et se défaisant de la contrainte, Daniel Dobbels les a salués comme les corps de la déférence, les Habitantes les réincarnent.
1) Le danseur des solitudes Editions de Minuit 2006
Christian Gattinoni, Décembre 2020.
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Tirages d'après négatifs sur papier brillant
Réalisés par le laboratoire Diamantino
Signés et numérotés
Photographies Didier Goudal
Exposition Rencontres internationales de la jeune Photographie
Villa Pérochon, Niort
2022